« Monsieur le Maire d’Arles pourra du reste témoigner que de nombreux nomades qui mènent dans sa cité une vie sédentaire ne donnent lieu à aucune remarque désobligeante. »
Jacques Vam Migon, Architecte du gouvernement (Rapport pour l’établissement du camp des Gitans à Salier, Camargue, 8 août 1942)
»Avant tout, le camp de Saliers doit être un argument de propagande gouvernementale. Cet argument a consisté à donner à un camp de concentration l’aspect d’un village et d’y permettre la vie familiale et le respect des coutumes et croyances des internés. » ( L’architecte du camp, 8 octobre 1942.)
Repentance ? Guillaume Pepy et la SNCF feraient bien de se souvenir aussi de Saliers: Entre 1942 et 1944, le camp de concentration de Saliers en Camargue a accueilli plusieurs centaines de Gitans (on parle d’un millier), en transit vers les camps de la mort. A l’heure où monsieur Pepy en est à manifester sa contrition -de fort intéressée manière, puisqu’il s’agit d’une clause impérative de son probable contrat ferroviaire avec les Etats-Unis- au nom de la SNCF et de ses sinistres wagons à bestiaux qui ont envoyé des centaines de milliers de « gêneurs » du régime nazi (Juifs, résistants, communistes, homosexuels et… Gitans) vers les camps d’Autchwitz, Treblinka et Dachau, il est bon de rappeler à ce monsieur et à sa hiérarchie l’abomination dont sa société « nationale » s’est rendue complice. Certes, la Résistance cheminote a fait sa part de sabotages, sauvetages et autres actions vitales, épargnant des centaines de personnes d’un sort cruel. Grâce soit rendue à ces justes d’entre les Justes. Cependant, nous ne devons pas oublier -enterrer vivants une nouvelle fois- nos compatriotes Gitans dont personne, ou presque, ne se souvient, d’autant que les archives du sinistre camp furent détruites en 1952.
(Antonio Sanz avec Gatonegro)
SALIERS, LE CAMP DE LA HONTE
1942, 700 Tsiganes sont internés en Camargue. Le photographe Mathieu Pernot a retrouvé des survivants et en a tiré un livre et une exposition passionnés.
Mathieu Pernot arpente la rizière noyée de lumière et battue par les vents. Il est photographe, vocation qu’il a su imposer après avoir musardé sur les traces d’un père ingénieur en travaux publics, après avoir cru aussi qu’il pourrait s’épanouir comme prof de judo. La photo était bien son univers, son langage intime: «J’avais grandi loin de cette culture et, franchement, je ne savais rien ou presque; l’école d’Arles représentait un rêve, quelque chose d’inaccessible.» Mathieu déambule en douceur dans ce grand champ camarguais, il vient d’avoir 30 ans, et ce territoire verdoyant et sauvage, carré anonyme en bordure de la départementale 37 qui file vers Albaron, face à la manade Thibaut, est une sorte de sanctuaire. Il franchit un minuscule pont bordé de joncs, écarte les ronces du pied pour débusquer quelques éclats de béton et de brique, désigne au loin un pylône électrique. C’est tout?
Petites maisons. Le silence, la lumière et la grande plaine de Camargue qui fuit vers les lignes sombres des Alpilles, à deux pas de Saint-Gilles, sur la commune d’Arles. C’est là, près du hameau de Saliers, que le gouvernement de Vichy construisit, en 1942, un camp d’internement pour nomades, où près de 700 personnes vécurent jusqu’en juillet 1944. Un camp surréaliste, «village de gitans» avec petites maisons de style camarguais (blanchies à la chaux, couvertes de sagne, le chaume cueilli dans les marais voisins), que la propagande vichyste voulait exhiber comme modèle d’art de vivre et de coutume locale.
Aujourd’hui, plus rien. Juste un champ silencieux et désert. Pas une stèle, pas une pierre pour évoquer ces heures sombres, pas un signe qui puisse suggérer le froid, la faim, l’isolement, la canicule, les moustiques, les maladies ou le dénuement de ces familles de nomades raflées et parquées ici sur de stricts critères racistes.
Mathieu Pernot a connu l’existence de ce camp oublié, au détour d’une lecture, où il apprit que Vichy avait ainsi interné près de 6 000 Tsiganes dans une trentaine de camps disséminés en France. Depuis plusieurs mois, il côtoyait des gitans d’Arles, surtout des Roms, et s’était peu à peu glissé dans leur quotidien. «Je n’avais rien prémédité: j’ai eu envie de les connaître, voilà, et j’ai peu à peu partagé leur vie.» Vraiment partagé, sans a priori. Il les a invités chez lui, ils ont rendu l’invitation, et il a pu les approcher librement, avec respect, discrétion et patience.
Intimité. Son premier livre, Tsiganes, publié en 1999 chez Actes Sud, témoigne de cette intimité, de cette pudeur où il a pu, lui le gadjo, transmettre, sans rien trahir ni maquiller, la vie telle quelle du peuple en marge. Ce n’était pas anecdotique. Mathieu le photographe, fils de bonne famille élevé sur la Côte d’Azur, qui ne savait rien des Tsiganes et qui aurait pu être ingénieur ou éducateur de la Fédération française de judo, a vécu là un authentique voyage initiatique. Il n’a pas volé d’images, on les lui a offertes, et ça se voit. Dans la foulée, il a fondé, avec des proches, «Yaka», une association arlésienne de soutien aux Tsiganes les plus démunis, et il est devenu parrain d’Ana, une fillette, 5 ans aujourd’hui. «J’ai essayé de leur rendre un peu de ce qu’ils m’avaient donné, peut-être parce que je crois aux valeurs de l’échange.»
Quand il a découvert qu’il y avait eu ce camp aux portes d’Arles, il a voulu en savoir plus. Et là, trou noir, ou page blanche, comme on voudra. Ses amis roms ignoraient tout de cette histoire, ses proches d’Arles aussi. Ne restait que le souvenir flou d’un campement plutôt coquet qui avait été fermé en 1944 et qui servit de cadre au village sud-américain du Salaire de la peur, le film tourné par Clouzot en 1951. Mathieu Pernot s’est obstiné à exhumer cette page d’histoire. Il a débusqué une thèse sur Saliers à la faculté d’Aix-en-Provence (de Francis Bertrand), écumé les publications spécialisées (dont Etudes tsiganes), retrouvé l’emplacement exact du camp, entre Saliers et Albaron, interrogé en vain les riverains (contactés par lettre, un seul a répondu), et s’est surtout immergé dans les archives départementales de Marseille. «Je découvrais peu à peu des bribes de l’histoire du camp. C’est le jour où j’ai pu consulter les carnets anthropométriques des internés de Saliers que j’ai compris que cette histoire pouvait avoir un sens, une cohérence.»
Deux ans de tâtonnements, d’archéologie, de découverte sur ce génocide des Tsiganes sciemment programmé par les nazis et qui reste largement méconnu: 250 000 morts au moins dans les camps d’extermination, dont 4 000 Tsiganes tués dans la seule nuit du 1er août 1944 à Auschwitz, des massacres systématiques en Croatie, Ukraine, Bohême, Autriche et surtout en Pologne, notamment dans les villages de Zabno ou de Szczurowa, des milliers de familles dispersées, spoliées.
Cibles des nazis. La France de Vichy, par décret d’avril 1940 (deux mois avant l’armistice), avait ordonné elle aussi le regroupement et l’internement des Tsiganes. Officiellement, il s’agissait de prévenir les risques d’espionnage. En fait, les camps de Vénissieux, de Compiègne, de Poitiers, de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire), d’Argelès (Pyrénées-Orientales) ou Gurs, près de Pau, qui compta jusqu’à 13 000 internés, étaient destinés à regrouper et à surveiller les deux groupes «raciaux» pris pour cibles par le nazisme: les Juifs et les Tsiganes…
Qui s’en souvient? Ou qui veut s’en souvenir? Personne. Il y a pourtant eu une trentaine de camps d’internement pour nomades dans le pays, et dans le seul département du Gard, on retrouve la trace de quatre d’entre eux (Saint-Hippolyte-du-Fort, Langlade, Garrigues ou le Mas-Boulbon près de Nîmes) dont on a tout oublié. Une fois libérés, ou leurs morts enterrés, les Tsiganes, vieille habitude, ont repris la route en silence et rejoint les villages et banlieues où ils avaient été arrêtés, là où ils avaient abandonné tous ces biens qu’ils n’ont jamais récupérés. Qu’auraient-ils pu réclamer? Qui les aurait entendus? Mathieu Pernot n’a rien calculé. Il a voulu savoir. Pendant des mois, à partir de ces photos face-profil de carnets anthropométriques qui, jusqu’en 1965, ont permis de ficher tous les gens du voyage, il a retrouvé une vingtaine de survivants de Saliers, des témoins jusqu’alors ignorés et muets. «Mes amis Roms d’Arles ont cherché pour moi à travers des réseaux familiaux qu’ils sont seuls à pouvoir décrypter.» Il a voyagé, retrouvé des Manouches en Alsace, des Roms dans le Nord ou le Cen tre, des gitans espagnols dans le Sud-Ouest et, à la manière de négatifs peu à peu révélés, les internés de Saliers ont ressurgi de l’ombre, retrouvé un visage, une voix. Une identité.
Regards insistants. C’était bien cela le but du périple de Mathieu, le sens caché de sa quête. Et voilà pourquoi ce livre, Un camp pour les Bohémiens, dans sa sobriété, dans sa pudeur, est d’une rare violence. Au-delà même des témoignages des uns et des autres, il y a les regards de Jesus Gimenez, de Christine Schaenot, de Léonie et de Caroline Duville, de Paul Lopez et de Marie Espinas, de Roger Demetrio, d’Adolphe Weiss ou de Pilar Reyes, enfants ou jeunes gens internés à Saliers devenus vieux. Des regards insistants. Des regards interrogateurs. Noirs. Pourquoi? Pourquoi ce camp et les autres? A quoi auraient-ils donc servi en cas de victoire hitlérienne? Y aurait-il eu des convois de Tsiganes vers l’Allemagne, comme il y en eut à partir de Compiègne, de Vénissieux ou du camp belge de Malines? Combien de morts dans le seul camp de Saliers, morts d’épuisement, de maladies, de malnutrition? Et pourquoi, surtout, cet interminable silence, comme si tout cela n’avait pas existé?
«Ce camp établi selon les ordres du ministère de l’Intérieur, destiné à l’internement des nomades, a été situé sur un terrain de 4 hectares 72 ares 38 centiares […] près du hameau de Saliers, route d’Albaron. […] Bâti dans le style camarguais, le camp aura en même temps un aspect gitan qui séduira les visiteurs et les passants, et il sera aisé par le film de réfuter les allégations formulées actuellement à l’étranger contre les camps français (extrait du rapport de l’architecte du camp, le 8 octobre 1942).».
MAIGNE Jacques / LIBERATION (2001) / Livre: «Un camp pour les Bohémiens, mémoires du camp d’internement pour nomades de Saliers», de Mathieu Pernot, avec des textes des historiennes Henriette Asseo et Marie-Christine Hubert (Actes Sud, 2001).
L’INTERNEMENT DES TSIGANES ENTRE 1942 ET 1946 :
Selon l’historien Denis PESCHANSKI, environ 3 000 Tsiganes – vivant pour la plupart en France – ont été regroupés dans près de 30 camps d’internements entre 1940 et 1946.
Si le gouvernement de Vichy et les troupes d’occupation allemande portent la responsabilité des mesures prises à l’encontre de cette population, il faut cependant rappeler que celles-ci ont trouvé leurs justifications dans les lois votées dés le début du XXème siècle par les responsables politiques de la IIIème République.
Ainsi, le 16 juillet 1912, le gouvernement français promulgue une loi sur « l’exercice des professions ambulantes et la réglementation et la circulation des nomades ».
Destiné à contrôler plus efficacement et de manière systématique le déplacement des Tsiganes, ce texte leur impose la possession, dés l’âge de 13 ans, d’un carnet anthropométrique d’identité à faire viser, lors de chaque nouvelle installation sur une commune, par un représentant de la force publique.
Etat civil, empreintes digitales, données morphologiques sont quelques-unes des informations figurant sur ce sinistre document, réservé à l’origine à l’identification des criminels.
Objet de toutes les méfiances, étroitement surveillés durant la Grande Guerre, les Tsiganes sont soumis, lors du déclenchement du second conflit mondial, à de nouvelles vexations.
En effet, le 6 avril 1940 un décret-loi signé d’Albert Lebrun, dernier Président de la IIIème République, interdit la circulation des nomades sur l’ensemble du territoire métropolitain et les assigne à résidence.
Si l’invasion de la France en mai 1940 et la débâcle permettent à un bon nombre d’entre eux d’échapper à cette loi, les choses changent radicalement après l’armistice.
PLUS D’INFOS : Et aussi :
Un mémorial du Camp a enfin été dressé le 2 février 2006 sur les lieux du crime.